8/10Fahrenheit - Test

/ Critique - écrit par gyzmo, le 22/09/2005
Notre verdict : 8/10 - Cinéma interactif (Fiche technique)

Tags : fahrenheit test avis dior jeux video aventure

Six longues années auront été nécessaires pour que Quantic Dream nous livre sur un plateau d'argent leur Fahrenheit si attendu.

En fond de toile, la ville emblématique de New York, encore une fois le théâtre où se joue la tragédie humaine. Au coeur d'une tempête de neige inexplicablement incessante, un corbeau omniprésent, un rituel étrange, une histoire de manipulation, la vision d'une petite fille, un tueur, un duo d'enquêteurs, une épreuve contre la montre. Tel est le cadre de la nouvelle réalisation de Quantic Dream qui, avec leur premier jeu vidéo hybride The Nomad Soul, avaient déjà apporté leur bloc brillamment taillé à l'igloo du non-conformisme. Fidèle à leur philosophie, si bousculer les règles semble avoir été la ligne directrice pour l'élaboration de Fahrenheit, il résulte de mon expérience ludique une admiration ardente refroidie par quelques déceptions. Autopsie de cette sensation, plutôt extrême...

Dans l'air du temps


Fahrenheit
... Un titre intéressant faisant écho au 451 de Bradbury et au 9/11 de Moore ? Non. Contraire à ces deux oeuvres quasi éponymes, contestataires et contestées, le nouveau titre de Quantic Dream, rebaptisé Indigo Prophecy dans sa version américaine pour ne pas attirer la foudre, est loin de prendre des risques scénaristiques. La construction de la trame principale est quasi parfaite et son crescendo très bien maîtrisé, quoiqu'un peu expéditif vers la fin. Mais le scénario puise sa force dans l'exotisme grandiloquent d'une ancienne culture apparemment très à la mode ces dernières années comme en témoigne le thème central d'autres jeux vidéo sortis justement en 2005. Un contenu pas vraiment nouveau, donc, qui d'autre part lorgne du côté de tout ce que le cinéma américain nous a maint coup soumis, du Silence des Agneaux à l'indéboulonnable Matrix lequel, ô rage ! ô désespoir !, semble être devenu pour la majorité des «créatifs», la fosse aux bonnes idées. Il est d'ailleurs fort probable que David Cage, le réalisateur artistique, a voulu son projet autant référentiel. En composant son monde avec des fragments épars du «meilleur» d'autres univers, la stratégie est habile car, surfant (volontairement ou pas) sur l'air du temps, il peut espérer l'assurance d'une bonne audience auprès de la communauté des joueurs. Et ne voyez pas dans cette résolution le seul appât du gain. Ce scénario sombre et conventionnel, agrémenté d'un humour agréable, d'un soupçon d'érotisme et de bons dialogues typiquement hollywoodiens, est une palissade d'aspect banal qui dissimule une avalanche de petites originalités.

Schizophrénie passagère


La réincarnation virtuelle de The Nomad Soul permettait au joueur d'incarner plusieurs personnages tout au long de l'aventure. Quantic Dream a tenu à garder cette idée mais en l'adaptant de manière à ce que vous puissiez jouer les principaux protagonistes de Fahrenheit. Vous êtes Lucas Kane, informaticien perturbé par l'assassinat commis - malgré lui - sur un inconnu dans les toilettes d'un petit restaurant. Au détour de chaque chapitre, en plus d'aider le jeune homme à fuir la police, vous devrez également assister tour à tour les inspecteurs Carla Valenti et Tyler Miles chargés de l'enquête et autant vous dire que ces deux jeunes agents n'ont pas l'intention de laisser s'échapper le présumé coupable... A première vue, l'identification à ces personnalités peut paraître inconcevable tant leurs objectifs et tempéraments ne sont pas identiques. Pourtant, on parvient à se lier à eux sans problème et l'on passe d'un personnage à l'autre avec une réelle excitation, distinguant des regards et manières différentes de penser ou des motivations qui finalement convergent vers une même question : Pourquoi ? Ainsi, Fahrenheit ne se cantonne pas au classique proie / chasseur. Il nous est offert de découvrir Lucas, Carla et Tyler dans leur contexte privé respectif et n'ayant rien à voir avec la trame principale. Futilité ? Au contraire. Symbolisée par une jauge et consultable à tout moment, la santé mentale de vos héros sera soumise à de nombreux tourments, un peu à l'instar de la barre de confiance dans le jeu The Thing. Une accumulation de mauvaises décisions conduit à la déprime, voire à l'abandon ou au suicide. Il faut en permanence pouponner l'équilibre psychique de vos «tamagochi» car chacun d'eux est sujet à des troubles distinctifs. Rien de tel alors que d'aller prendre un bon bain dans son appartement, d'écouter sa musique favorite, de faire un petit bisou à sa compagne ou de se reposer dans son lit, avant de repartir affronter les coriaces dilemmes et alternatives de Fahrenheit.

L'effet papillon


Chacun de vos gestes est censé avoir une répercussion dans le déroulement de l'enquête. Par exemple, si vous décidez de partir du restaurant (le lieu du crime) sans payer votre addition, la serveuse n'hésitera pas à signaler ce méfait aux inspecteurs dans la séquence suivante. Idem si vous téléphonez depuis la cabine de cet endroit, attendez-vous à ce que l'un des policiers (vous, en l'occurrence^^) pense à demander la liste des appels passés le soir du meurtre. Le système «se souvient» de vos actions, c'est très bien scripté, il y a beaucoup d'éventualités, surtout dans les premières heures de jeu, mais quelques restrictions sont également de la partie. En effet, même si vous parvenez à être le plus discret possible, votre personnage laisse automatiquement des traces sur son passage. Il est impossible de brouiller sournoisement les pistes. En début de partie, lors de la constitution du portrait-robot de Lucas Kane, j'ai fait en sorte de choisir des caractéristiques physionomiques opposées à sa véritable apparence. Résultat : 0.2 % de ressemblance ! Je pensais réellement que cette initiative rigolote serait prise en compte par le jeu. Quelle déception de voir que plus tard, mon joli dessin insolite (représentant en fait un avatar proche d'un Dali sous acide) avait été étrangement remplacé par un portrait-robot conforme à l'allure de Lucas Kane ! Evidemment, ces recadrages sont nécessaires pour éviter la queue de poisson, l'objectif n'étant pas de favoriser un camp au détriment de l'autre, mais bien de comprendre à travers plusieurs angles de vue quelle est l'origine de cette manipulation. Les alternatives du jeu sont tout de même très nombreuses, avec des dialogues aux choix multiples délivrant indices et séquences supplémentaires (et surprenantes), plusieurs croisées des chemins, différentes façons d'échouer ou de parvenir aux divers épilogues. Les 10 heures nécessaires pour terminer le jeu une première fois sont facilement extensibles et recommencer, en adoptant d'autres options pour découvrir la richesse de l'interaction de Fahrenheit, reste le point culminant de l'aventure.

Marathon man


Sentir la pression bouillonnée dans son sang. C'est le défi de Quantic Dream qui, à coup de «Track and Field» et de «Motion Physical Action Reaction» (systèmes identiques à ceux de Resident Evil 4), de minuteries temps réel dans le choix des dialogues et de split-screen soutenant le suspens à son comble, ont élaboré un gameplay qui tente de rapprocher au plus près le joueur des actions quotidiennes (pousser une porte, s'asseoir, se servir un café) ou des sensations fortes éprouvées par son personnage. Dans les scènes dites «tranquilles», de petits icônes en haut de l'écran vous invitent à simuler les animations de votre personnage par l'intermédiaire des déplacements de votre souris. Toute une série de mouvements (latéraux, horizontaux, demi-circulaires) assez logiques a été pensée pour que vous ressentiez le geste virtuel à effectuer. Cela change du simple clic et on se sent plus actif que d'ordinaire grâce à ce système. Les séquences d'action, quant à elles, sont intenses et je n'ai jamais éprouvé autant de stress que dans Fahrenheit. La fuite où Lucas Kane tente d'échapper à la police en remontant, au pas de course et à contre-courant, une autoroute s'est avéré être un exercice fort éprouvant pour mes nerfs et mes réflexes ! Imaginez des icônes de couleurs et des indications textuelles qui apparaissent plus ou moins rapidement à l'écran pour vous signaler les touches directionnelles du clavier sur lesquelles appuyer promptement afin de déclencher les réactions de votre personnage. Mais au final, ces «Quick Time Events» à la difficulté modulable sont exploités à outrance, de la plus étonnante des utilisations (battre le tempo au son d'une guitare) à la plus inutile (pendant une simple cinématique). En voulant maintenir le joueur dans une tension permanente, la concentration est telle que je suis parfois passé à côté des détails de la mise en scène, l'attention étant paralysée par ces directives autoritaires qui, mine de rien, ne laissent pas beaucoup de place à l'initiative. Heureusement, toutes ces séances extrêmes peuvent être rejouées ou tout simplement regardées à tête reposée, pour profiter enfin du beau travail des concepteurs, récompensé au Game Convention de Leipzig par la distinction du meilleur jeu innovant de l'année 2005.

Réalité virtuelle


On ne peut pas dire que l'aspect graphique de Fahrenheit soit ce qu'il se fait de mieux en ce moment. Le grand travelling avant d'introduction sur la ville de NY résume à lui tout seul la pauvreté des décors 3D, généralement peu recherchés et trop rectilignes. Tout est cloisonné et la liberté de déplacement n'est malheureusement pas au rendez-vous. Certaines textures sont belles et colorées alors que d'autres manquent de finesse. Les effets atmosphériques n'atteignent pas des sommets de réalisme et comme il neige tout le temps dans Fahrenheit, l'immersion totale en souffre quelquefois. Les animations environnementales sont minimes. Je ne me souviens pas d'ailleurs d'une attention spéciale apportée à l'ambiance sonore. S'il fallait se rassurer de ces choix artistiques qui font dans le sommaire, l'idée que les petites configurations pourront profiter largement du jeu, peu gourmand en ressources, s'imposerait d'elle-même. Cela dit, le travail effectué sur les personnages est excellent. Les expressions faciales sont généreuses et collent superbement aux états d'âmes. La motion capture permet une grande variété de mouvements et d'attitudes propres à chaque protagoniste. Les textures s'adaptent à la descente aux enfers de Lucas. La grâce et la douceur des traits de Carla ne laissent pas de marbre. La démarche décontractée de Tyler est un grand moment de classe internationale. D'autres part, leurs personnalités fouillées sont soutenues par un doublage voix français impeccable. Et si les décors plombent un peu l'ambiance, les héros de polygones sont criants de vérité. Mais on ne s'étonne plus de la maîtrise de Quantic Dream à ce niveau, grand spécialiste en France des techniques d'animations de personnages tridimensionnels.

Faire son cinéma


Je me rends compte qu'au terme de cette critique, je n'ai même pas abordé la qualité de la mise en scène de Fahrenheit, réalisé dans l'optique de faire une espèce de film interactif plus qu'un simple jeu d'action / aventure. D'ailleurs, la structure générale emprunte beaucoup au cinéma, avec une utilisation judicieuse des échelles de plan, la présence de nombreux mouvements de caméra, la technique du multi-screen à la Brian De Palma, les ralentis ou les accélérations, les fondus au noir, les voix off, l'effet de grain doux et plaisant appliqué à l'image, l'accompagnement musical saisissant composé qui plus est par le chef d'orchestre attitré de David Lynch, monsieur Angelo Badalamenti (sans compter les autres sources musicales qui participent à créer de belles atmosphères bariolées). Ajouter à cela la possibilité de débloquer, grâce à des cartes de tarots récupérer pendant le jeu, toute une flopée de bonus comprenant artworks, making of, bande originale, séquences d'action et petits films supplémentaires, dont certains très drôles où les personnages de Fahrenheit se lâchent complètement. Mais en plus d'être projeté dans un film interactif qui vous permet d'incarner plusieurs de ces personnages, vous deviendrez le réalisateur de votre aventure et aurez, dans certains cas, le choix de l'ordre des chapitres à jouer. Pendant les scènes d'exploration, le placement de votre objectif et les changements d'angle de vue seront également vos outils de mises en scène. Spectateur, acteur et réalisateur à la fois, je me suis senti réellement investi dans l'aventure avec ce troublant sentiment de diriger la plupart des comédiens, de désigner l'ordre des séquences sur une table de montage cinématographique, ou de décider du devenir de ses personnages et des aboutissements de l'histoire. Un cinéma ludique et interactif à portée des mains.

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Six longues années auront été nécessaires pour que Quantic Dream nous livre sur un plateau d'argent leur Fahrenheit si attendu. Un gameplay immersif pour une ambiance oppressante, un replay value de très grande qualité, du suspens, de l'action, de l'amour et des personnages attachants, de multiples alternatives et de nombreuses surprises vous attendent tout au long de cette course à la survie qui, il est vrai, s'essouffle vers la fin, laissant derrière elle l'empreinte du désappointement. Malgré son histoire partiellement réchauffée et au-delà d'une participation trop poussive des «Quick Time Events», lesquels, ultra stressants, ne raviront pas tout le monde, il m'est difficile de ne pas aimer cette réalisation soutenue qui, et ce n'est pas étonnant de la part de ses concepteurs, repousse les limites de l'interactivité, essaye de surprendre dans sa forme en mélangeant styles et points de vue. David Cage voulait faire de son jeu vidéo un puits d'émotions. En ce qui me concerne, j'y ai trouvé de quoi m'abreuver et je garde de mon parcours plus de savoureux frissons que de lassitude. Mais tous mes mots ne sauraient exprimer ce que l'on peut ressentir face à un tel phénomène et ce n'est qu'en vous lançant dans la tempête que certains d'entre vous comprendront la révolution sensorielle et physique qu'occasionne l'expérimentation de ce Fahrenheit, glacial et brûlant. Alors... Prêt ?